Alan Wake 2, un Twin Peaks vidéoludique ?
-It’s not a loop. It’s a spiral. (Alan Wake)
Introduction
Lorsque qu’une personne joueuse étant le moindrement familière avec
la série télé culte Twin Peaks fait l’expérience du jeu vidéo Alan
Wake 2, il est presque impossible qu’elle ne ressente pas une impression de
déjà-vu. Bien que l’arrière-plan géographique soit le même, la côte Nord-Ouest
du Pacifique, l’action se déroule dans des lieux et implique des personnages différents.
Le récit n’est également pas le même. Il demeure pourtant un lien sous-jacent intangible
difficile à définir. Le fait qu’Alan Wake 2 soit inspiré de Twin
Peaks, particulièrement de sa troisième saison, n’est pas un secret. C’est
le directeur créatif du studio finlandais Remedy, et auteur principal du
jeu vidéo, Sam Lake, qui l’affirme lui-même dans une entrevue destinée à
l’auditoire des British Academy of Films and Television Awards (BAFTA)
en septembre 2023[1].
Dans ses propres mots, Lake cite
comme inspiration première :
[…] just the very specific mix of elements, it
kind of being traditional TV, very strong sense of location with the small town
filled with strong personalities, larger than life personas, as characters.
This very specific mix of quirky humour, but then also horror and, kind of,
nightmarish supernatural horror, all also in the frame work of a crime
investigation. That, to me, keeps being a source of the inspiration in the
sense that you can find a mix of different tonal elements, humour, horror,
everything across, they can all live in this same experience and be part of it,
and it will be bigger and richer because of that. (BAFTA 2023)
Si ces éléments sont effectivement observables
dans le jeu vidéo, un lien encore plus profond semble lier Twin Peaks et
Alan Wake 2. Qu’est-ce qui peut donc relier ces deux œuvres provenant de
médias distincts de façon apparemment fondamentale et intrinsèque ? Prenant
pour acquis qu’un tel lien existe, d’autres questions émergent en tant que
problématiques : (1) Alan Wake 2 n’étant pas la seule œuvre s’inspirant de l’esthétisme, de la
structure narrative et/ou de la sémiologie de Twin Peaks, comment
évaluer son niveau de fidélité ?; (2) Est-il possible de considérer Alan
Wake 2 à la fois comme une adaptation de et une œuvre faisant partie du
même monde transmédial que Twin Peaks ?; (3) Quel rôle joue le
concept d’affordances[2] du média vidéoludique dans
cette analyse ? Il est possible d’émettre l’hypothèse que bien qu’Alan Wake
2 ne tente pas d’adapter littéralement le récit et les personnages de Twin
Peaks, et que les deux œuvres ne fassent pas officiellement partie du même monde
transmédial, l’univers fictionnel du jeu vidéo semble toutefois se fonder sur des
propriétés abstraites (Klastrup et Tosca 2004) et une matrice
sérielle (Soulez 2011) similaires à celles de la série télé. En définitive,
l’analyse de la fidélité de l’adaptation passe peut-être par la création d’une
nouvelle situation communicative (Casetti 2004) nichée dans la culture
technologique contemporaine où le média vidéoludique occupe une place
prépondérante[3].
Afin de tester cette hypothèse, il importe dans un premier temps de définir
les principaux concepts sur lesquels l’étude sera construite. Ensuite, une
analyse d’Alan Wake 2 fondée sur les théories de l’adaptation, des
propriétés abstraites, de la matrice sérielle et des affordances/spécificités du
média vidéoludique sera conduite. Finalement, une conclusion incluant des
réponses à l’ensemble des questions évoquées en guise de problématiques sera
émise.
Revue de littérature
Trois sources sont particulièrement importantes à citer pour arriver
à cerner la nature de l’analyse qui suivra. La première est l’article de Lisbeth
Klastrup et Susana Tosca intitulé Transmedial Worlds—Rethinking Cyberworld Design (2004) dans lequel sont introduits les concepts
de transcodage, de monde transmédial et des propriétés abstraites du mythos,
du topos et de l’ethos.
La théorie du transcodage est rattachée au concept
d’adaptation. La définition que Klastrup et Tosca (2004) proposent est une
interprétation de la lecture de Benjamin Rifkin (1994) qui implique que :
[…] lorsqu'un
monde est présenté sous une nouvelle forme médiatique, nous devrions rechercher
des éléments qui ont été recodés dans la nouvelle actualisation du monde, à la
fois en développant et en restant fidèles à la
signification et à l'univers implicites dans l'ur-actualisation. Par conséquent, les questions de fidélité
et d'esprit sont importantes […]. [L’adaptation] se référera toujours à l'ur-actualisation
du monde en tant que « modèle culturel » auquel tous les autres modèles (ou
systèmes de signes) se réfèrent. (Klastrup et Tosca 2004, 411-412 [traduction
libre])
Comme il a été établi dans l’hypothèse, l’objectif
de Remedy n’était pas d’adapter le récit et les personnages de la série
télé Twin Peaks en jeu vidéo. Ainsi, le concept d’adaptation littérale[4] n’est pas à
privilégier dans cette étude. Toutefois, la question de la fidélité par rapport
à l’esprit, à la signification et à l’univers implicites apparaît primordiale
pour mettre la supposition de départ à l’épreuve. Afin de bien cerner ces
propriétés abstraites, le concept de monde transmédial est capital. Selon
Klastrup et Tosca (2004) :
[l]es
mondes transmédiaux sont des systèmes de contenu abstraits à partir desquels un
répertoire d'histoires et de personnages fictifs peut être actualisé ou dérivé
à travers une variété de formes médiatiques. Ce qui
caractérise un monde transmédial, c'est que le public et les concepteurs
partagent une image mentale du « worldness » (un certain nombre de
caractéristiques distinctives de son univers). L'idée du « worldness
» d'un monde spécifique provient généralement de la première version du monde
présentée, mais elle peut être élaborée et modifiée au fil du temps. Très
souvent, le monde fait l'objet d'un culte de la part des fans à travers les
médias. (409 [traduction libre])
Les systèmes de contenu abstraits évoqués
correspondraient à un certain nombre de caractéristiques distinctives de
l’univers d’origine partagées avec les univers associés. Ces propriétés
abstraites sont le mythos, le topos et l’ethos. Klastrup et Tosca (2004)
définissent le premier comme étant :
[…] les conflits et les batailles qui établissent
le monde, qui présentent également les personnages du monde. Le mythos comprend
aussi des histoires ou des rumeurs concernant certains objets de l'histoire et
certaines créatures qui sont propres au monde. On pourrait dire que le mythos
du monde est l'histoire de toutes les histoires - la connaissance centrale
qu'il faut avoir pour interagir avec les événements du monde ou les
interpréter avec succès. (412 [traduction libre])
Quant à lui, le topos représente :
[…] le cadre du monde dans une période historique
spécifique et une géographie détaillée, comme un monde technologique futuriste
(science-fiction) composé de planètes désertiques ; un monde situé au Moyen-Âge
avec des éléments fantastiques (« fantasy ») et une nature sauvage habitée par
des bêtes enragées ; ou un monde souterrain rongé par le crime (par exemple
dans le style policier/gangster) présenté dans un paysage urbain dystopique et
immense où les gens utilisent à la fois des fusils lasers et des amulettes,
etc. […] Du point de vue du joueur, nous pouvons dire que connaître le topos,
c'est savoir ce que l'on peut attendre de la physique et de la navigation
dans le monde. (Klastrup et Tosca 2004, 412
[traduction libre])
Finalement, l’ethos constitue :
[…] l'éthique explicite et implicite du monde et
du codex (moral) de comportement que les personnages du monde sont censés
suivre. Comment se comportent les bons et les méchants, et quel comportement
peut être accepté comme « conforme au personnage » ou rejeté comme « non
conforme au personnage » dans ce monde. L'ethos est donc la forme de
connaissance requise pour savoir comment se comporter dans le monde.
(Klastrup et Tosca 2004, 412 [traduction libre])
À l’instar d’un des objectifs de l’article de
Klastrup et Tosca (2004) qui consiste à évaluer le niveau de fidélité de
certaines œuvres à partir des trois propriétés abstraites précédemment définies
pour renforcer la portée du concept de monde transmédial, le mythos, le topos
et l’ethos seront utilisés pour comparer les univers fictionnels d’Alan Wake
2 et Twin Peaks dans la section dédiée à l’analyse approfondie du
jeu vidéo.
La deuxième source incontournable pour atteindre
les objectifs fixés dans l’introduction est l’article de Guillaume Soulez
intitulé La double répétition. Structure et matrice des séries télévisées
(2011) dans lequel est introduit le concept de matrice sérielle. L’objectif du
théoricien y est de « […] dégager les deux principales logiques de la
sérialité, la structure et la matrice [et de démontrer] que les séries
contemporaines rendent plus nettement visible la logique matricielle qui joue aussi
un rôle, peut-être plus fondamental, pour expliquer la production de sens et de
valeur par la répétition » (Soulez 2011, 1). Dans cette logique,
« […] la matrice comporte un problème, une question qui demande à
être développée, et même plus spécifiquement retravaillée, c’est-à-dire
réexaminée plusieurs fois, sous des angles différents » (Soulez 2011, 3). Établir la matrice d’une œuvre
sérielle requerrait une étude génésique qui consiste à comprendre
comment et pour quelles raisons des récits peuvent émerger à partir d’un
substrat initial (Soulez 2011, 5). En d’autres termes, la matrice
correspondrait à un thème fondamental ou une morale sous-jacente à la série qui
oriente le récit que le caractère itératif de cette catégorie d’œuvres renforce
de plus en plus au fur et à mesure que les épisodes se succèdent. Il apparaît réaliste
d’établir un lien entre les concepts de matrice de Soulez (2011) et de
propriétés abstraites de Klastrup et Tosca (2004) en ce sens que les deux
représentent, au-delà du récit présenté à l’écran, des courants de fond ou des
principes fondamentaux sur lesquels la véritable signification des œuvres
repose. En ce sens, l’évaluation du niveau de fidélité du monde fictionnel d’Alan
Wake 2 par rapport à celui de Twin Peaks semble passer par une étude
génésique des deux œuvres afin de déterminer s’ils partagent une matrice
commune. Cette étude sera conduite dans la prochaine section.
La troisième source qu’il importe de présenter est
l’article de Francesco Casetti intitulé Adaptation and Misadaptations. Film,
Literature, and Social Discourses (2004) qui présente le concept de situation
communicative. Une situation communicative est le résultat de l’interrelation
entre le cadre existentiel dans lequel on est situé (life world) et
l’univers des textes et discours qui circulent tout autour de nous et qui confère
de l’importance à ce qu’on dit (paper world) (Casetti 2004, 83).
Ultimement, dans les mots de Casetti (2004), une situation communicative
« […] ne peut être réduite à la somme d'un texte et d'un contexte. Il
s'agit plutôt de l'interaction complexe, et souvent contradictoire, de tous ces
éléments » (83 [traduction libre]). Cette idée qu’une situation
communicative est plus grande que la simple somme des cadres interactionnel,
institutionnel, intertextuel et existentiel n’est pas sans rappeler les propos
de Sam Lake concernant le mélange des éléments tonals comme l’humour et
l’horreur dans un récit, deux genres qui peuvent être perçus comme incompatibles,
qui rendent l’expérience plus grande et riche. Ceci étant dit, ce qu’il est
primordial de soulever pour l’analyse qui suivra est que le théoricien italien
laisse entendre que la fidélité d’une adaptation serait principalement garante de
sa capacité à reformuler la situation communicative de l’œuvre originale dans un
nouveau contexte : « […] il devient claire que la question principale
n'est plus celle de la permanence d'un certain nombre d'éléments communs, mais
plutôt celle de la reproposition (ou de l'absence de reproposition) de
situations communicatives homologues ou similaires » (Casetti 2004, 86
[traduction libre]). Ainsi, comme il a été présupposé précédemment, la
littéralité ne serait pas le meilleur critère pour évaluer le niveau de
fidélité d’une adaptation. Quels serait alors les facteurs les plus significatifs à
considérer pour y parvenir ? Peut-être que le respect des propriétés
abstraites et de la matrice de l’œuvre d’origine est la clé de voûte de cette
quête. Il est temps d’appliquer ces concepts à la comparaison de la série télé
et du jeu vidéo pour le découvrir.
Sam Lake
rencontre David Lynch
Les similitudes entre Twin Peaks et Alan Wake 2 sont nombreuses et variées. Du côté du récit, la série télé met en vedette un agent du FBI, l’agent spécial Dale Cooper, qui est chargé d’enquêter sur le meurtre d’une jeune femme, Laura Palmer. Pour sa part, le jeu vidéo établit comme l’un des personnages principaux l’agente du FBI Saga Anderson chargée d’enquêter sur le meurtre de Robert Nightingale, un collègue disparu sans laisser de traces treize ans auparavant. Les deux œuvres sont sérielles. Twin Peaks compte trois saisons, les deux premières étant diffusées en 1990-1991 et la troisième, tel qu’annoncé par Laura Palmer à Dale Cooper dans la chambre rouge (red room), vingt-sept ans plus tard, en 2017. Alan Wake 2 fait partie d’une série de jeux vidéo incluant le premier opus, Alan Wake, ainsi qu’Alan Wake’s American Nightmare et, à travers le Remedy Connected Universe (RCU), Control, le jeu du studio finlandais précédant la sortie d’Alan Wake 2. D’autant plus, la sérialité occupe une place prépondérante au cœur même de la structure interne de chaque jeu. Par exemple, Alan Wake est divisé en épisodes, chacun débutant par un rappel des événements clés du précédent. Alan Wake 2 est quant à lui divisé en chapitres, chacun se terminant par une chanson dont les paroles font référence aux thèmes abordés et actions accomplies dans ce dernier. Du point de vue du décor, les deux œuvres prennent place dans un petit village situé dans la région géographique de la côte Nord-Ouest du Pacifique, à Twin Peaks et Bright Falls respectivement. Les lieux fréquentés par les protagonistes, de l’hôtel où iels sont logé.es au café où iels échangent avec les habitants locaux, sont pratiquement identiques (Figure 1)[5]. La topographie de la côte Nord-Ouest du Pacifique oblige, une large partie des deux enquêtes se déroule dans une forêt sombre et dense.
Figure 1. Similitude des lieux dans les
séries Twin Peaks et Alan Wake.
Toutes ces ressemblances explicites prises en
compte, les théoricien.nes évoqué.es dans la section dédiée à la revue de
littérature prétendent que ce qui définit le niveau de fidélité d’une œuvre par
rapport à la source de son inspiration originale est plus implicitement ancré
dans des principes fondamentaux comme des propriétés abstraites (Klastrup et Tosca 2004) partagées, une matrice
(Soulez 2011) commune et la formulation d’une nouvelle situation communicative
(Casetti 2004) homologue.
Propriétés abstraites
Si le mythos (Klastrup et Tosca 2004) représente
les personnages, les conflits, les histoires et les rumeurs à propos des objets
et des créatures qui peuplent le monde, il est possible d’établir des liens
significatifs entre les univers fictionnels de Twin Peaks et Alan
Wake 2. Au-delà de l’archétype de l’enquêteur.rice aux méthodes et
capacités peu orthodoxes associé au genre policier dans la culture populaire
depuis les romans d’Arthur Conan Doyle mettant en vedette Sherlock Holmes, les
deux univers sont fondés sur des légendes surnaturelles d’entités possédées par
une force maléfique émanant d’un endroit inconnu dans la forêt. Dans Alan
Wake 2, ces créatures sont nommées « les possédés » (taken).
Dans Twin Peaks, ces entités obscures sont moins nombreuses et tangibles
étant principalement représentées par le personnage de « Bob » dans
les deux premières saisons et par « Monsieur C » dans la troisième. En
ce qui concerne les conflits, le genre horrifique qui teinte les deux œuvres
implique la sempiternelle bataille du bien contre le mal.
En ce qui concerne le topos (Klastrup
et Tosca 2004), il a déjà été établi que Twin Peaks et Alan Wake
2 prennent tous les deux place dans une géographie détaillée commune, les
contrées montagneuses et boisées de la côte Nord-Ouest du Pacifique. En ce qui
concerne le jeu vidéo plus spécifiquement, cette nature sauvage est habitée par
des animaux enragés. Dans les deux œuvres, la forêt symbolise la peur de
l’inconnu, du non-civilisé et, ultimement, la peur de l’autre.
Le code moral, ou l’ethos (Klastrup et Tosca
2004), auquel sont soumis les personnages dans le genre du récit policier
fantastique mis de l’avant dans les deux œuvres implique des comportements
ambigus de la part des personnages qui ont pour objectif de maintenir le doute
sur les véritables intentions de chacun. Ainsi, autant la personne spectatrice
que la personne joueuse est invitée à entrer dans le jeu de la déduction.
L’analyse succincte des propriétés abstraites
(Klastrup et Tosca 2004) de la série télé et du jeu vidéo démontre qu’il y a
plusieurs liens réunissant les deux univers fictionnels. Cependant, comme
l’indique les théoriciennes scandinaves, […] lorsqu'un monde est présenté sous
une nouvelle forme médiatique, nous devrions rechercher des éléments qui ont
été recodés dans la nouvelle actualisation du monde, à la fois en développant
et en restant fidèles à la signification et à l'univers implicites dans
l'ur-actualisation. (Klastrup et Tosca 2004, 411 [traduction libre]). Ainsi,
les particularités émanant d’Alan Wake 2 devraient être révélatrices pour
établir son niveau de fidélité par rapport à Twin Peaks. Dans le
contexte d’un jeu vidéo offrant un environnement virtuel qui peut être exploré
par les joueur.euses, c’est Henry Jenkins (2004) qui avance l’idée que les œuvres
vidéoludiques créent des récits par leur structure spatiale plutôt que
temporelle. Cette théorie laisse donc supposer que le topos devrait occuper un
rôle prépondérant dans l’analyse des propriétés émergentes d’Alan Wake 2.
En ce sens, l’acte de naviguer la forêt ainsi que les espaces liminaires et
non-euclidiens[6] présents
dans le lieu sombre (dark place) y exacerbe le sentiment de
désorientation, de peur de l’inconnu et d’anxiété, des thèmes qui, comme il a
été établi précédemment, sont fondamentaux pour les deux œuvres. D’autres lieux
comme la pièce de l’écrivain (writer’s room), où Alan Wake s’évertue à
rédiger un manuscrit sur une machine à écrire aux pouvoirs interdimensionnels (object
of power) qui peut modifier à la fois le lieu sombre et la réalité dans le
but de trouver une sortie au premier, occupent un rôle symboliquement comparable
à des espaces présents dans Twin Peaks, comme la chambre rouge que Dale
Cooper visite dans ses rêves pour y recevoir des informations cryptiques quant
au dénouement de son enquête. Dans cet exemple, les deux pièces représentent
des lieux isolés mitoyens entre les mondes réel et fictif. La chambre rouge ne
permet toutefois pas à Dale Cooper d’influencer le monde réel. Peut-on y
établir un lien avec le niveau d’agentivité actionnelle offerte par le média
vidéoludique ? Les éléments recodés dans le jeu vidéo laissent-ils
présager la formulation d’une nouvelle situation communicative (Casetti
2004) ? Avant de s’attarder à ces questions, il importe de comparer les
matrices sérielles (Soulez 2011) de Twin Peaks et d’Alan Wake 2.
Matrice sérielle
Si la matrice se veut la représentation d’un enjeu
profond, comme la morale d’une histoire, ou un problème qui demande à être
réexaminé plusieurs fois pour être proprement cerné et réaffirmé (Soulez 2011),
et bien la matrice de Twin Peaks et d’Alan Wake 2 pourrait bien
être la dualité. Tel que précisé précédemment, le genre horrifique se fonde inhéremment
sur le combat entre le bien et le mal. Le bien est représenté de façon
symbolique par la lumière et le mal par l’obscurité. Au risque de le répéter,
les deux univers fictionnels mettent en scène une force sombre capable de
posséder les personnages. Dans l’univers d’Alan Wake, cette dualité lumière/noirceur
se traduit par une mécanique de jeu centrale aux interactions avec les ennemis.
Il faut tout d’abord détruire l’armure constituée d’ombres des possédés à
l’aide du faisceau lumineux d’une lampe de poche pour ensuite pouvoir les
atteindre avec l’arsenal de Saga Anderson ou d’Alan Wake de façon efficace. À
travers le concept de possession, la dualité revêt un caractère
psychologique : la peur de perdre le contrôle de soi-même et, le cas
échéant, le besoin de reprendre le contrôle. Un synonyme de « pensées
suicidaires » n’est-il pas « idées noires » ? Au cours des
deux premières saisons de Twin Peaks, à la fois le meurtrier de Laura
Palmer et Dale Cooper se retrouvent possédés par l’esprit malin connu sous le
nom de Bob. Dans la troisième saison, on retrouve simultanément l’agent spécial
Cooper et son doppelgänger, monsieur C. Alan Wake possède aussi un
jumeau maléfique, monsieur Scratch, qui joue un rôle prédominant dans le
deuxième opus (Figure 2). Les protagonistes, y compris l’écrivain lui-même,
sont convaincu.es qu’il s’agit de deux personnes différentes pour la plus
grande part du récit. Coup de théâtre ! Monsieur Scratch est, en fait, Alan
Wake qui a succombé à ses démons, et il doit reprendre le contrôle pour arriver
à conclure l’histoire de façon satisfaisante. Comme il sera énoncé plus tard
lorsqu’il sera question de situation communicative (Casetti 2004), il existe
une couche supplémentaire à ajouter à la matrice de la dualité dans l’univers
fictionnel d’Alan Wake 2. Cependant, il est d’abord primordial de
dégager le rôle de la sérialité dans la réaffirmation de la dynamique du processus
de perte de contrôle/reprise de contrôle dans le jeu vidéo.
Figure 2. La lutte intérieure entre sa propre
part d’ombre et de lumière.
En traversant le premier titre de la série
vidéoludique, Alan Wake récupère des extraits d’un roman qu’il n’a pas souvenir
d’avoir écrit. L’auteur se retrouve conséquemment à subir le récit, ce qui
symbolise la perte de contrôle. Dans Alan Wake 2, il est prisonnier du
lieu sombre qui se matérialise sous la forme d’un pâté de maisons de Manhattan.
Wake doit naviguer les mêmes rues à plusieurs reprises pour tenter de trouver
une issue à ce monde incongru. Chaque traversée correspond à un nouveau
chapitre du manuscrit rédigé, cette fois sciemment, par le héros dans la pièce
de l’écrivain au cours de laquelle un nouveau lieu devient disponible pour exploration.
Cette dynamique symbolise la tentative de reprise de contrôle d’Alan Wake sur
sa vie. Bien évidemment, des forces antagonistes, dont la présence sombre (dark
presence), résistent à ses efforts. Cette valse entre la prise et la perte
de contrôle trouve, en grande partie, racine dans le genre vidéoludique du survival
horror (Krzywinska 2002) qui met l’accent sur « la vulnérabilité du
personnage du joueur qui, sans la puissance des armes à feu et la réserve de
munitions que l'on trouve dans les jeux de tir, doit affronter ou fuir des
ennemis monstrueux tout en se frayant un chemin dans des espaces labyrinthiques,
rassembler divers objets et résoudre des énigmes pour surmonter des obstacles »
(Perron 2012, 637 [traduction libre]). Suivant cette logique, le personnage de
Saga Anderson apparaît d’emblée comme étant la nouvelle victime, dans la
dimension « réelle », du manuscrit écrit par Alan Wake. Cependant,
elle se révèle posséder la force, à la fois par ses dons de voyante (seer) et,
ultimement, par la prise de confiance et le développement des habiletés de la
personne joueuse renforcés par la répétition des rencontres avec les ennemis,
de reprendre le contrôle de la situation. En plus de l’aspect sériel, il faut
ici prendre en compte les affordances, ou les spécificités, du média
vidéoludique qui impliquent la personne joueuse au niveau actionnel, ce qui
peut avoir un effet multiplicateur sur le phénomène immersif. Dans un jeu
vidéo, l’immersion n’est pas tributaire d’une perte de contrôle. Elle est, au
contraire, le résultat d’une prise de contrôle. En définitive, plus Alan Wake s’évertue
à réécrire les chapitres de son manuscrit, plus il va loin dans son exploration
cyclique de la représentation de New York à l’intérieur du lieu sombre, y
compris de son propre subconscient. Ce faisant, il provoque la réflexion des
personnes joueuses sur les enjeux de la dualité, plus particulièrement sur les
motivations profondes derrière son acharnement à vouloir reprendre le contrôle
de sa vie, acharnement qui s’exprime par la répétition des tentatives malgré
les nombreux embâcles rencontrés. Cette boucle réflexive semble correspondre à
la dynamique de la matrice sérielle telle qu’évoquée par Soulez (2011)
lorsqu’il affirme que « [p]our comprendre comment la sérialité est
bien une tension productive entre répétition comme reconnaissance et répétition
comme potentiel problématique, entre structure et matrice, il faut donc
envisager que la dynamique des séries repose non pas sur une seule, mais sur
une double répétition, l’une étant en quelque sorte la pensée de l’autre » (20).
Il reste maintenant à déterminer si Alan Wake 2 parvient à reformuler la
situation communicative de Twin Peaks dans un nouveau contexte (Casetti
2004) à partir des thèmes fondamentaux introduits dans la série télé.
Situation communicative
C’est Stephen Groening, professeur associé au département
de cinéma et des études médiatiques de l’Université de Washington à Seattle,
qui prétend que la série télé Twin Peaks peut être considérée comme un
point tournant dans la culture médiatique américaine[7]. L’œuvre serait à l’origine
de l’aura sombre, mystérieuse, surnaturelle et creepy associée à la
région de la côte Nord-Ouest du Pacifique, aura qu’exploiteront plusieurs
autres œuvres télévisuelles, cinématographiques et vidéoludiques au cours des
décennies suivantes[8]. Cette
aura faisant la promotion des grands espaces sauvages ancestraux est en
contradiction avec l’identité technologique contemporaine de la région où sont
situés les sièges sociaux de compagnies comme Microsoft et Amazon.
Cette dichotomie constitue en définitive l’ultime « pelure d’oignon »
de la matrice commune de Twin Peaks et d’Alan Wake 2. Le fait que
ce soit un jeu vidéo, un média condamné à demeurer à la fine pointe de la
technologie, qui invoque un tel enjeu est pour le moins évocateur, pour ne pas
dire ironique. Est-ce par hasard que Microsoft possède sa propre
division consacrée à la publication de jeux vidéo (Xbox Games Studios)
et que le premier titre de la série Alan Wake était exclusif à sa
console au moment de sa sortie en 2010 ? Comme l’affirme Casetti (2004) :
[L]'adaptation n'est plus considérée comme une
œuvre répétant une autre œuvre, ni comme une intention expressive qui se
juxtapose à une autre intention expressive. Nous ne sommes plus confrontés à
une relecture ou à une réécriture : il s'agit plutôt d'une réapparition dans un
autre champ discursif d'un élément (une intrigue, un thème, un personnage,
etc.) qui a déjà été utilisé dans le passé qui est déjà apparu ailleurs. Une
réapparition est un nouvel événement discursif qui se situe dans un certain
temps et un certain espace de la société, et qui, en même temps, porte en lui
la mémoire d'un événement discursif antérieur. Dans cette réapparition, ce qui
importe, c'est le développement d'une nouvelle situation communicative, plus
que la simple similitude ou dissemblance entre les événements antérieurs et
postérieurs. Autrement dit, ce qui importe, c'est le nouveau rôle et la
nouvelle place que l’événement le plus récent occupe dans le champ discursif,
plus que la fidélité abstraite qu'il peut revendiquer par rapport au texte
source. (82 [traduction libre])
Ainsi, il apparaît alors possible d’affirmer qu’Alan
Wake 2 réussit, de façon intentionnelle ou fortuite, à reformuler une
situation communicative (Casetti 2004) fondée sur les propriétés abstraites
(Klastrup et Tosca 2004) et la matrice (Soulez 2011) de la dualité
caractéristiques de l’univers fictionnel de Twin Peaks. Il est
maintenant temps de statuer sur le niveau de fidélité de l’univers fictionnel
du jeu vidéo par rapport à la série télé.
Conclusion
Selon Lisbeth Klastrup et Susana Tosca (2004), un monde fictionnel fidèle
à l’ur-actualisation doit développer l’univers de cette dernière tout en
respectant son esprit, ses propriétés abstraites implicites et les systèmes de
signes qui s’y réfèrent. Pour Guillaume Soulez (2011), la sérialité
contemporaine est construite sur les logiques principales de la structure et de
la matrice, la dernière jouant un rôle fondamental pour expliquer la production
de sens et de valeurs par la répétition. La matrice d’une œuvre représentant
son enjeu principal, son substrat initial, il est donc possible de supposer qu’une
œuvre sérielle qui possède la même matrice qu’une autre est, du moins, fidèle
au sens profond de cette dernière. D’après Francesco Casetti (2004), la fidélité d’une adaptation serait
principalement garante de sa capacité à reformuler la situation communicative
de l’œuvre originale dans un nouveau contexte. Conséquemment, bien que les
univers fictionnels d’Alan Wake 2 et de Twin Peaks n’appartiennent pas au même monde
transmédial, le jeu vidéo semble être fondamentalement fidèle à la série car il
crée une nouvelle situation communicative en recontextualisant le thème central
de la dualité dans la culture technologique contemporaine à la fois en développant
et en restant fidèle à la signification et à l'univers implicites de Twin
Peaks (transcodage). Il respecte les propriétés abstraites du mythos, du
topos et de l’ethos de l’œuvre originale et génère des mondes qui sont
actualisés dans de nombreux systèmes de signes différents. Il se sert d’un
processus itératif explicite pour renforcer sa matrice et immerger la personne
joueuse non seulement dans le récit, mais, grâce aux affordances/spécificités
du média vidéoludique, dans l’ensemble de son espace virtuel fictionnel. En
définitive, il est donc possible d’affirmer qu’Alan Wake 2 constitue une
expérience qui ne peut s’exprimer pleinement qu’à travers le média
vidéoludique. Ceci étant établi, il serait intéressant, dans une étude
subséquente, d’analyser comment Alan Wake 2 applique les concepts de remédiation[9] et de récit
transmédiatique[10] pour nourrir son métarécit[11].
Bibliographie
Bolter, David,
et Richard Grusin. 2000. Remediation.
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Casetti, Francesco. 2004. « Adaptation and
Misadaptations. Film, Literature, and Social Discourses ». Dans A Companion to Literature and Film,
sous la direction de Robert Stam et Alessandra Raengo, 81–91. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/9780470999127.ch6
Gibson, James J. 1979. The
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Jenkins, Henry. 2004. « Game
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Médiagraphie
BAFTA [Sam Lake]. 2013. « Sam Lake on how David Lynch inspired Alan
Wake 2 and Remedy’s approach to creating games » (vidéo en ligne). BAFTA. https://www.youtube.com/watch?v=IHWM9NdCVkA&list=WL&index=3&t=389s
Polygon [Simone de Rochefort]. 2024. « Why are creepy games always
set in Washington? » (vidéo en ligne).
https://www.youtube.com/watch?v=PgdP8D1GMso
[1] BAFTA [Sam Lake]. 2013. « Sam Lake on how
David Lynch inspired Alan Wake 2 and Remedy’s approach to creating games »
(vidéo en ligne). BAFTA. https://www.youtube.com/watch?v=IHWM9NdCVkA&list=WL&index=3&t=389s
[2] Tel
que conceptualisé par le psychologue James J. Gibson (1979), le concept d’affordance
peut se définir comme la caractéristique, ou potentialité, d'un objet qui
suggère à son utilisateur son mode d'usage. Il peut être assimilé à la spécificité
d’un média.
[3] Tous les concepts énoncés dans cette hypothèse
seront proprement définis dans la section consacrée à la revue de littérature.
[4] Le terme adaptation littérale correspond
ici à un respect trop formel du contenu et de la syntaxe de l’œuvre originale.
[5] La similitude est tellement frappante et
assumée qu’il apparaît possible d’affirmer qu’au-delà d’un simple clin d’œil,
il s’agit d’un véritable hommage des concepteurs de la série vidéoludique Alan
Wake à la série télé Twin Peaks.
[6] Un espace liminaire correspond à un lieu vide ou abandonné qui semble
étrange et souvent surréaliste où l'on peut avoir l'impression d'être observé
(Wikipedia), tandis qu’un système non-euclidien peut être compris comme un
espace qui ne respecte pas les conventions géométriques habituelles, ce qui
contribue à semer le doute sur la « réalité » des lieux.
[7] Polygon [Simone de Rochefort]. 2024.
« Why are creepy games always set in Washington? » (vidéo en ligne).
https://www.youtube.com/watch?v=PgdP8D1GMso
[8] À titre d’exemples, les séries X-Files,
Supernatural et Dead Boy Detectives, les films The Ring et
Twilight, ainsi que les jeux vidéo Life is Strange, The
Last of Us Part 2 et Pacific Drive.
[9] David
Bolter et Richard Grusin (2002) définissent le concept de remédiation comme
« la logique formelle par laquelle les nouveaux médias remodèlent les
formes médiatiques antérieures » (273).
[10] Le concept de récit transmédiatique correspond à un récit, ou des
élément de ce récit, qui est raconté à travers différentes formes médiatiques
(livre, radio, télévision, internet, etc.)
[11] Il y a métarécit
lorsque qu’un récit, ou des parties de ce récit, explore, ou dirige l’attention
de la personne qui en fait l’expérience, sur la façon dont ce récit est
raconté. L’expression « briser le quatrième mur » est souvent
employée pour décrire cette situation.
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