Simuler, Jouer, Raconter: un résumé critique

Par François Martel Lacoursière

 

Dans un article scientifique intitulé « Jeux narratifs, fictions ludiques » (2007) s’adressant aux personnes intéressées par la relation entre le récit, le jeu et la fiction, Marie-Laure Ryan, une autrice incontournable dans le domaine de la narratologie, tente de déterminer s’il est possible de réconcilier les trois concepts. En s’appuyant sur la taxonomie de Roger Caillois issue de Les jeux et les hommes (1958) et sur ses propres notions, la spécialiste utilise des exemples tirés de la littérature, du cinéma, du jeu vidéo et du jeu de société (plus particulièrement le jeu de l’oie français du XVIIe siècle) pour statuer sur cet enjeu. Rédigée au plus fort du débat entre les tenant·e·s de la narratologie et de la ludologie dans le champ des études vidéoludiques, l’analyse se veut principalement descriptive et comparative.

 

Le jeu de l’oie. L’ancêtre du Serpents et Échelles ?

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_l%27oie_(jeu_de_soci%C3%A9t%C3%A9)

 

Selon Marie-Laure Ryan, si, contrairement à ce qu’affirmait Roger Caillois, la fiction est compatible avec les caractères règlementés et compétitifs du jeu, « En combinant la participation active du jeu et l’histoire fictionnelle, on ne double pas le plaisir mais on le partage entre deux sources distinctes. » (Ryan 2007, 34). En d’autres termes, il n’y aura de véritable réconciliation entre le jeu et l’histoire que lorsque la joueuse jouera uniquement pour l’histoire et que le récit sera entièrement déterminé par les actions de la participante, ce qui constitue un paradoxe (Ryan 2007, 32). Comme la thèse de Ryan le laisse présager, sa démonstration se sépare en deux temps. Le premier objectif est d’établir la nature du lien entre la fiction et le jeu. À ce sujet, l’autrice arrive à la conclusion que ce ne sont pas tous les jeux qui sont des fictions mais que toutes les fictions contiennent des éléments ludiques par l’acte de « faire semblant », ce que Caillois nomme mimicry. Le deuxième but de Ryan est de définir la relation entre le récit et le jeu. À ce propos, elle affirme que bien que des histoires aient été intégrées aux jeux, elles demeurent accessoires aux véritables visées des concepteur·rice·s. Si cette conclusion semble fataliste, Marie-Laure Ryan entrevoit tout de même une lueur d’espoir à travers deux exemples : les jeux de simulation (The Sims, SimCity) permettant une narrativité émergente et les récits qui ont pour but de « …rendre présent à l’imagination, plutôt que de raconter » (Ryan 2007, 27) comme on retrouve dans l’adaptation d’Orlando Furioso pour le jeu de l’oie et dans les mondes des jeux en ligne contemporains.

 

     Electronic Arts. 2014. The Sims 4. Développé par Maxis, The Sims Studio et Blind Squirrel Entertainment. PS4.

Antoine Dauphragne, un chercheur associé au Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation, cherche à définir, dans son article intitulé « Le sens de la fiction ludique : jeu, récit et effet de monde » (2011), la place qu’occupe la fiction au sein d’un nouveau paradigme introduit au milieu des années 70 impliquant la stratégie de convergence médiatique (jeux de rôle, films, séries télé, romans, jeux vidéo, jouets, jeux de carte, etc.). L’analyse proposée par l’auteur est essentiellement explicative et comparative.

 

La thèse de Dauphragne est que : « L’exploitation de médias et d’objets diversifiés ne renvoie pas seulement à une logique de produits dérivés, mais structure un récit ou un monde imaginaire nourri par plusieurs canaux médiatiques. (…) le développement de la narration est assuré conjointement par une pluralité de sources. » (Dauphragne 2011, para 18). Poussant l’analyse plus loin, il affirme que : « Certaines formes ludiques sont intrinsèquement liées à la fiction et au développement de mondes imaginaires : c’est le cas du jeu de rôle, de manière axiomatique, mais aussi des jeux vidéo, des jeux de cartes à collectionner et des jeux de figurines, qui donnent sens à leurs règles abstraites en les investissant d’une charge symbolique forte dont la portée excède l’espace-temps de la pratique ludique effective. » (Dauphragne 2011, para 19). Pour arriver à ces conclusions, Dauphragne débute par proposer un bref survol de l’état de la question théorique sur les liens unissant la fiction et le jeu. Il en vient au constat que la plupart des théoricien·ne·s considèrent la fiction comme une caractéristique essentielle du fait ludique.[1] Dans un deuxième temps, le chercheur retrace les origines de la convergence médiatique liées à une nouvelle perception de la fiction et de l’imaginaire. Dauphragne entreprend finalement de classer les façons d’employer l’outil fictionnel au service du jeu : 1- la fiction comme argument publicitaire, 2- la fiction comme élément de jeu, 3- la fiction comme effet de monde, 4- la fiction comme vecteur d’occupation médiatique, 5- la fiction comme guide d’acquisition et de collection. C’est ultimement l’interdépendance de ces catégories qui permet à l’auteur d’y voir « …un signe de l’intégration forte de la démarche fictionnelle dans les processus créatifs de la culture ludique de masse. » (Dauphragne 2011, para 15).

 

Manuel de Donjons et Dragons (1ere édition).

Source : https://gusandco.net/2013/12/20/donjons-et-dragons-5-cest-pour/

 

Il est avant tout intéressant de constater comment la chercheuse et le chercheur, même s’iels abordent la question d’angles différents, fondent leur analyse respective sur des théoriciens (Huizinga, Caillois) et des concepts (l’imaginaire comme source de fiction et d’immersion) communs pour en arriver à certaines conclusions similaires (les univers associés au genre de la fantasy sont particulièrement efficaces pour marier jeu et fiction). La notion d’immersion apparaît importante même si elle est nommée que très timidement dans les deux textes. Elle est pourtant centrale à la démonstration de Dauphragne qui fait du jeu de rôle l’exemple ultime d’association de jeu et de fiction dans une relation symbiotique plongeant la joueuse dans un contexte imaginaire. Marie-Laure Ryan est quant à elle reconnue pour ses théories intermédiales sur le phénomène. C’est d’ailleurs une interprétation des concepts de fiction et de récit dans un contexte plus large qui pourrait rapprocher l’intuition de Ryan et les conclusions de Dauphragne de la théorie des systèmes en vogue depuis quelques années. S’il est vrai que les points de vue de Ryan sur les limites des jeux vidéo à provoquer la réflexion morale, politique ou philosophique ainsi qu’un attachement émotionnel aux personnages créés par le système trahissent quelque peu l’âge de son article, elle a tout de même la sagesse de laisser la porte ouverte à des avancées techniques et technologiques, comme l’intelligence artificielle, susceptibles d’amoindrir ces lacunes. En définitive, l’argument peut être fait que le changement de paradigme énoncé par Antoine Dauphragne qui demande d’interpréter les rôles de la fiction et du récit dans une synergie commerciale de médias œuvrant en complémentarité donne raison à Marie-Laure Ryan. Le jeu vidéo ne sera peut-être effectivement jamais aussi efficace que la littérature et le cinéma pour raconter des histoires. Ce ne serait tout simplement plus le point.



Bibliographie


Caillois, Roger. (1958) 1967. Les jeux et les hommes. Paris : Gallimard.

 

Dauphragne, Antoine. 2011. « Le sens de la fiction ludique : jeu, récit et effet de monde ». Strenæ, 2 | 2011. http://journals.openedition.org/strenae/312.

 

Giddings, Seth. 2016. “Simulation”. In The Routledge Companion to Video Game Studies, edited by M. J. P. Wolf and B. Perron, 259-266. New York: Routledge.

 

Henriot, Jacques. (1969) 1983. Le jeu. Paris : Synonyme.

 

Huizinga, Johan. (1938) 2016. Homo Ludens. A Study of the Play-Element in Culture. Kettering, OH: Angelico Press.

 

Juul, Jesper. 2005. Half-Real. Video Games Between Real Rules and Fictional Worlds. Cambridge: The MIT Press.

 

Murray, Janet. (1997) 2017. Hamlet on the holodeck: The future of narrative in cyberspace. Updated Edition. Cambridge: The MIT Press.

 

Pavel, Thomas. 1988. Univers de la fiction. Paris : Éditions du Seuil.

 

Ryan, Marie-Laure. 2001. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media. Baltimore: The Johns Hopkins University Press.

 

Ryan, Marie-Laure. 2006. Avatars of Story. Minneapolis: University of Minnesota Press.

 

Ryan, Marie-Laure. 2007. « Jeux narratifs, fictions ludiques ». Intermédialités, no. 9 (printemps), 15–34. https://doi.org/10.7202/1005527ar.

 

Salen, Katie and Eric Zimmerman. 2004. Rules of Play. Game Design Fundamentals. Cambridge: MIT Press.

 

Schaeffer, Jean-Marie. 1996. Pourquoi la fiction ?. Paris : Éditions du Seuil.



[1] Cette affirmation peut paraître contradictoire avec l’analyse des théories de Roger Caillois telle que proposée par Marie-Laure Ryan. Cependant, le terme « fiction » a ici deux sens différents. Antoine Dauphragne fait référence au concept voulant que le jeu se produise à l’extérieur des contraintes du monde « réel » tandis que l’interprétation qu’en fait Ryan renvoie plutôt à l’aspect de « mise en monde » imaginaire.

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